Soyons clairs, voilà le genre de nouvelle d’emblée prompte à nous faire frémir. La plateforme collaborative Wattpad, qui publie quantité de romans et de nouvelles en ligne, se lance dans l’édition de livres, et compte se développer grâce à un algorithme baptisé « Story DNA » qui sera chargé d’identifier les futurs best sellers.
Après avoir noué des partenariats avec des maisons d’édition, comme Hachette par exemple, la plateforme leur passe devant, et proposera donc dès l’automne, en Amérique du Nord, une série de six ouvrages publiés par sa propre maison « WattpadBooks ».
Mais la maison d’édition de Wattpad ne sera pas simplement le relais en librairie de son catalogue en ligne, avec les 565 millions de récits publiés sur la plateforme, le but est de trouver l’ADN de ceux qui auront potentiellement le plus de succès. D’où le nom du programme algorithmique qui sera chargé de les repérer « Story DNA ».
Le but déclaré est donc la recherche de l’équation mathématique du best seller. Un fantasme aussi vieux que les alchimistes qui rivalisaient de formules pour transformer le plomb en or. Mais le vertige orwellien qui nous saisit n’en est pas moins grand. Dans un contexte de concentration extrême, et de recul historique des ventes de livres, la polarisation s’accentue toujours plus entre gros vendeurs et ouvrages de niche. Voilà qu’un nouvel acteur de l’édition renforcerait encore davantage la tendance. Une maison ouvertement à la recherche de livres qui ne soient ni plus étonnants ni plus innovants d’un point de vue littéraire, mais simplement plus vendeurs. Le tout confié à une sorte d’éditeur-robot.
De là se dessine un certain nombre de perspectives mais aussi de faux débats. D’abord compte tenu de la profusion de textes en lignes, c’est un enjeu pour l’édition que trouver les moyens forcément surhumains de prendre connaissance de toutes ces propositions. L’algorithme n’est ni bon ni mauvais, tout dépend des questions auxquelles on lui a demandé de répondre. Aussi la méthode pourrait être utilisée pour servir des objectifs différents de ceux de Wattpad et seconder les humains dans des recherches autres que mercantiles.
Ensuite imaginer tenir la formule d’un best seller c’est oublier précisément que ces succès résultent d’une infinité de variables accidentelles, et que l’équation d’un hit se révèle toujours a posteriori.
Enfin on pourrait se plonger dans la science fiction, imaginer les auteurs hackers de demain s’imposer en craquant les programmes de sélection. Ou encore trembler devant ces machines en deep learning rendues si savantes par la lecture des ouvrages qu’elles finiraient par les écrire elle-même. D’ailleurs c’est déjà le cas, et des romans écrits par des intelligences artificielles ont déjà été distingués.
Au vrai, il ne sert à rien de se faire peur, mais plutôt de voir que les digues mises en place pour défendre le pluralisme littéraire, prennent l’eau. En 1981 lors de la campagne pour le prix unique, un slogan s’imposait « le livre n’est pas un produit comme les autres » ! On tourne la tête presque 40 ans plus tard, et le marché a pris le dessus. Il est urgent et nécessaire de penser de nouveaux systèmes d’équilibre, faute de quoi il conviendra d’adopter la formule du personnage de l’éditeur Guillaume Canet dans le dernier film d’Olivier Assayas : « c’est ça le monde d’aujourd’hui, on nous demande rien et après c’est trop tard ».
Billet publié sur Franceculture.fr le 7 février 2019